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Les abeilles de Notre-Dame

 

Reportage proposé à TGV Magazine, publié dans le numéro de juillet 2014. Photographies : Laurent Teisseire.

 

 

Le parvis de Notre-Dame de Paris par une belle journée de soleil. Des touristes, une mariée, une interminable queue devant la porte… : vus depuis les gargouilles, ils sont trente mille humains par jour, à grouiller comme des insectes devant le monument le plus visité de France.

 

Parmi eux, Nicolas Géant. En guise de sacoche, il porte en bandoulière une drôle de boîte en bois. On dirait du bricolé main, ça sent le « petit métier d’autrefois ». Il passe par une porte latérale et salue le régisseur. On lui sourit, les portes s’ouvrent, il emprunte un escalier en colimaçon qui mène jusqu’au toit de la sacristie. Ni curé, ni pèlerin, c’est pourtant un habitué des lieux : il est l’apiculteur de Notre-Dame, et il vient rendre visite à ses petites butineuses tous les quinze jours, pendant la belle saison.

 

Car la maison du bon Dieu abrite trois fois plus de créatures à rayures que de touristes quotidiens : environ cent mille abeilles, dans deux jolies ruches couleur miel, cachées derrière les parapets médiévaux. À la différence des touristes, elles partent toute la journée travailler un peu partout en Île-de-France, jusqu’à cinq kilomètres à la ronde, et retrouvent leur cathédrale le soir, à la fraîche, quand la foule s’est dispersée. Une cohabitation drôlement bien pensée.

 

Les abeilles et les hommes, une longue histoire d’amour. Pour Nicolas Géant, une histoire qui dure depuis trente ans. « Quand j’avais quinze ans, raconte-t-il, j’étais interne. Le mercredi, je m’ennuyais. J’ai essayé le club de tir à l’arc, le club photo. Bon. Et puis le club d’apiculture. Et c’est là que j’ai été piqué ! » Une piqûre aux effets secondaires de longue durée : à 46 ans, il est toujours aussi mordu, et plutôt fier d’avoir réussi à transmettre sa passion.

 

Etudiant en économie, il s’occupe de deux-cents ruches. Ses amis le prennent pour « un extra-terrestre », raconte-t-il, mais viennent lui donner un coup de main les jours de récolte. Il entre ensuite dans la vie active, travaille dans le conseil et troque ses ruches pour la cravate, n’en gardant qu’une cinquantaine pour le plaisir. Et puis, crise de la quarantaine, un soudain besoin de revenir à sa passion de jeunesse : il quitte tout et décide que, désormais, sa vie sera tout miel. Là, on le prend carrément pour un fou. Mais qu’à cela ne tienne, il devient éleveur d’abeilles. Même pas en pleine nature. Non, éleveur d’abeilles en Île-de-France !

 

Car le paradoxe surprend, mais la réalité est là : les abeilles des villes se portent mieux que celles des champs. Plus de diversité, moins d’insecticides et largement assez de fleurs à butiner. Il leur en faut pourtant sept cents par jour, mais elles les trouvent facilement à Paris, entre les arbres des avenues, les parterres municipaux, les balconnières des particuliers. De quoi produire un miel « toutes fleurs » à la saveur délicate, dont se régalent les happy fews qui ont la chance de posséder leur propre ruche.

 

« Happy fews », pas tant que cela, d’ailleurs : le nombre de ruches urbaines est en pleine croissance. Rien qu’en Île-de-France, Nicolas Géant, par sa société Beeopic (ex Nicomiel), vend chaque année plus de deux mille essaims, et il gère lui-même huit cent ruches. Ses clients sont des entreprises comme Vuitton, Guerlain, BNP ou des restaurants comme la Tour d’Argent ou le Bristol. Mais il a un petit faible pour les ruches de Notre-Dame. « Installer des ruches ici, c’est un vieux rêve, raconte-t-il. La relation entre les abeilles et l’Église est millénaire. Ce sont les gens de foi qui ont toujours transmis le savoir, en matière d’apiculture. L’espèce Buckfast que j’élève a été mise au point par le célèbre frère Adam. »

 

Et c’est vrai que les ruches en bois s’harmonisent bien avec le paysage minéral. En forme de chalets, comme toutes celles qu’il installe sur les toits de Paris. « Eh oui, les ruches à toit plat sont plus pratiques, mais, pour les gens, une ruche, c’est comme une petite maison, ça fait partie de leur rêve. » Car, il faut le dire, le miel a quelque chose à voir avec le rêve, et les abeilles bénéficient d’une cote de sympathie extrêmement élevée, surtout depuis quelques années. Nicolas le voit tous les jours, lui qui partage bien volontiers son expérience. Après avoir actionné son enfumoir, il s’empare d’un cadre recouvert d’abeilles et le tend aux visiteurs. « Allez-y, vous pouvez même les caresser ! » Ce geste étonne, mais on le suit bientôt, jusqu’à plonger le doigt dans les alvéoles gorgées de miel pur. Et les abeilles s’écartent, inoffensives. « Elles ne vous piquent pas ? », demande quelqu’un, étonné. « Est-ce que le régisseur m’a mis une claque quand je suis arrivé ? Non. Parce que je ne lui ai pas marché sur les pieds. Les abeilles, c’est pareil. »

 

C’est donc avec beaucoup de délicatesse qu’il manipule les hausses, ces étages supérieurs dans lesquels il récoltera le miel. Celui du corps de la ruche, lui, restera aux travailleuses. La sacristie avait vu son trésor pillé pendant la Révolution. Son trésor d’aujourd’hui est planqué sur le toit. Et c’est de l’or liquide.

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